© Les Amis de François de Fossa

L'histoire des recherches sur François de Fossa effectuées par Matanya Ophee.

Dans ce document, Matanya Ophee nous raconte comment il a trouvé François de Fossa et les recherches qu'il a effecuées afin de nous apporter les éléments de sa vie et de son parcours que nous connaissons aujourd'hui.
Ce document au format pdf est en anglais.
François de Fossa's researches by Matanya Ophee
Ici, Matanya nous pose la question :
   « Où donc, vers quel insoupçonnable paradis se sont envolées toutes les notes du guitariste ? »
Voici, en français et au format pdf ou en vidéo, la retranscription de la conférence qu'a donnée Matanya Ophee en 2015.
Transcription écrite de la Conférence de Matanya Ophee sur François de Fossa.
Vidéo de la [© Giorgio Menegoni - Artstudio]


Le parcours de François de Fossa pendant la guerre d’indépendance (1808-1810)

par
Nicole Yrle (écrivain) et
Michel Yrle (amateur d'Histoire)
le 2 octobre 2018 à Perpignan


Au cours des 19 mois, de juillet 1808 à janvier 1810, où aucune lettre n’est disponible, le parcours de François de Paule de Fossa ne peut faire l’objet que d’une reconstitution approximative à partir de deux documents essentiels :
• les états de service militaire fournis par de Fossa en février et septembre 1815 à l’appui de sa demande d’incorporation à l’armée française ; bien que ce document semble couvrir et jalonner – outre ce que l’on sait par ailleurs des épisodes d’Acapulco et Cadiz – l’ensemble de la période de juin 1808 à janvier 1810, il convient de rester très prudent aussi bien vis-à-vis des dates de ses affectations successives que du détail des « affaires » auxquelles il a participé : Agoncillo, Tórtola, Tudela, Almonacid, Ocaña et la Sierra Morena ;

• la lettre adressée au négociant franco-espagnol Garcies le 17 juillet 1814, incluse dans celle adressée à Thérèse le 9 août suivant ; il y fait état des « perfides machinations de Buonaparte » qui l’ont conduit à « la première armée que j’ai rencontrée, qui fut celle du général La Cuesta », avec la précision qu’il a toujours eu pour mission d’instruire les recrues et qu’il exerça durant plus d’un an les fonctions de sargento mayor – quelque chose entre capitaine et commandant – au 2e de Jaen jusqu’à sa capture à Grenade fin janvier 1810.

L’engagement de François de Fossa dans l’armée des insurgés espagnols

Un certain Don José Pascual de Zayas y Chacón (1772-1827)
dont on peut trouver une biographie relativement crédible sur Wikipedia, puisqu’on peut la recouper avec d’autres sources – avait déjà été signalé de 1805 à 1807 comme aide de camp du lieutenant général Gonzalo O’Farril (1754-1831), à l’époque où celui-ci était missionné par Napoléon pour assurer la défense du petit royaume d’Etrurie dont la reine Maria Luisa de Bourbon-Parme était la fille du roi d’Espagne Carlos IV. Signalons au passage qu’O’Farril et Zayas sont tous deux nés à La Havane (Cuba) et sont apparentés de plusieurs manières, avec des liens triangulaires entre les familles O’Farril, Zayas et Chacón.

Peu après la dissolution du petit royaume, les deux cousins se retrouvent au printemps 1808 à Madrid, où O’Farril est devenu ministre de la Guerre de la Junte de gouvernement à laquelle Ferdinand VII avait délégué ses pouvoirs avant de se faire piéger par Napoléon à Bayonne, tandis qu’Azanza y devenait ministre des Finances et appelait Fossa à ses côtés. Il n’est pas exclu que Zayas ait joué durant quelques semaines auprès d’O’Farril un rôle analogue à celui que jouait Fossa auprès d’Azanza. Fossa et Zayas étaient donc déjà logiquement proches. À partir de là, Zayas se révèle un bon « fil directeur » pour apprécier le parcours de François de Fossa.

Pour commencer, Zayas va se trouver mandaté par la Junte pour transmettre un message discret à Ferdinand VII comme quoi les choses ne se passent pas à Madrid comme prévu : Zayas fait ainsi un aller-retour Madrid-Bayonne, remplit sa mission, se fait arrêter en France puis est relâché le 11 mai. Mais dès son retour à Madrid, il reçoit l’ordre de s’embarquer à La Corogne avec un contingent devant rejoindre Buenos-Aires, car l’Argentine aussi s’agite ! Or, sur la route de La Corogne, Zayas va faire étape vers le 1er juin 1808 à… Valladolid au moment précis où poussé par l’effervescence populaire, le vieux général Gregorio Garcia de la Cuesta (67 ans) crée ex nihilo l’éphémère et autoproclamée Armée de la Castille pour lutter contre l’envahisseur français. Zayas sympathise alors avec La Cuesta, qui en fait aussitôt son chef d’état-major. Oubliée l’Argentine.

Les choses vont rapidement se gâter :
  • le 12 juin, La Cuesta et Zayas, qui veulent couper aux Français la route Burgos-Madrid, conduisent 5000 soldats, pour l’essentiel de jeunes recrues, à la nasse de Cabezon de Pisuerga, ce qui aboutit à un véritable massacre face aux troupes de Bessières ;

• La Cuesta s’allie alors avec le général Blake (qui commande aussi des insurgés mais en Galice plus au nord, et avec plus de sagesse) pour poursuivre un combat qui va se cristalliser autour de Medina del Rioseco (14 juillet) au nord de Valladolid ; nouvel échec cuisant face à Bessières, dû en grande partie à la mésentente entre les généraux, mais l’attitude indécise, voire erratique, de La Cuesta, fut stigmatisée par la suite ;

• le repli après ce 2e échec se faisant sous la pression de Bessières, la biographie de Zayas nous donne une précision intéressante, c’est que sur SA suggestion, il aurait permis à La Cuesta, depuis la position de Benavente (à mi-chemin de Valladolid et de Leon) d’échapper à ses poursuivants puisqu’après avoir fait semblant de partir vers le nord (Leon) l’Armée de Castille aurait au contraire filé vers le sud par Toro et Zamora pour atteindre Salamanca le 1er août ; pour ce fait, Zayas est promu colonel par La Cuesta !
Mais pendant que La Cuesta avait tendance à la « jouer perso » comme on dit, l’étoile du général Castaños montait après sa victoire de Bailén et c’est vers lui que se tournait la Junte Suprême d’opposition (sise à Aranjuez), non vers La Cuesta qui allait bientôt se trouver démis de son commandement en septembre 1808, son Armée de Castille se trouvant du coup déclassée en une simple division placée sous le commandement de Castaños. Zayas était corrélativement démis de son poste de chef d’état-major et rentrait dans le rang au sein de la nouvelle division. Peu de temps après, La Cuesta était tout simplement arrêté le 9 octobre par la Junte afin de ne pas perturber les actions de Castaños ; on ne lui redonnerait un commandement (en Estramadure) que 3 mois plus tard, cf ci-après.
On peut à ce stade considérer que l’engagement de Fossa dans « la première armée que j’ai rencontrée, qui fut celle du général La Cuesta » n’a pu se faire qu’en juillet ou août 1808, car ensuite cette armée n’a plus existé. On peut aussi présumer qu’avec quelques semaines de décalage il a suivi l’exemple de son « collègue de junte » José de Zayas, qui allait devenir quelques mois plus tard ni plus ni moins que le colonel commandant le régiment de Jaén, dont Fossa fit partie. Enfin la manière dont François de Fossa parle de La Cuesta est le signe qu’avec le recul il prit en mettant sa « rencontre » sous le signe du hasard – ce qui est peu crédible – de sérieuses distances avec un général dont la postérité retiendra à la fois l’ingérabilité et l’incompétence stratégique et tactique.

 
De Valladolid à Cuenca
 Concernant le régiment de Jaén :
  Concernant le régiment de Jaén - lorsque François de Fossa parle du 2e de Jaén, il doit s’agir du 2e bataillon du R.I. de Jaén. Il connut une existence courte (1793-1811) mais bien remplie, et en particulier il se couvrit de gloire lors de la bataille de Bailén le 19 juillet 1808, où son colonel et son adjoint, Antonio Moya et Carlos Sevilla, furent tués. Il était alors rattaché à la 1e division de l’armée andalouse de Castaños, commandée par le général suisse Teodoro Reding.

Lorsque la menace de la Grande Armée se précise et que la Junte Suprême arrête son dispositif pour y faire face, et donc après la mise sur la touche de La Cuesta, on y voit un peu plus clair :
• dans un premier temps, les troupes de Castaños qui montent vers le nord s’étalent en gros, à la mi-octobre, sur un axe Aranda de Duero / El Burgo de Osma / Soria / Tudela ;
• l’objectif est alors d’atteindre le front de l’Ebre, de Logroño à Tudela.

C’est dans ce contexte que Castaños ordonne à la division de l’ex-Armée de Castille (sans doute à partir du Burgo de Osma) de se porter au-devant de l’aile droite impériale, qui approche par la rive gauche de l’Ebre. Une escarmouche va ainsi se produire à Logroño le 25 octobre entre cette pauvre division et les forces du maréchal Ney, supérieures sur tous les plans. Pour l’histoire qui a tendance à globaliser, ce jour-là Ney a battu Castaños, point. Or selon la bio de Zayas, il semble que les Espagnols se soient quelque peu dérobés face à l’ennemi et que Castaños ne leur ait pas pardonné ce comportement, au point de dissoudre sur-le-champ la division (~10.000 hommes, quand même) malgré les énormes besoins humains qui étaient les siens. Cela sent un peu le règlement de comptes.

Sauf qu’en y regardant de plus près, un détachement de la 4e division de Castaños (commandée par le général Manuel de la Peña), semble s’être battu le 26 octobre à San Adrian près de Calahorra (à mi-chemin de Logroño et Tudela) et avoir poursuivi vers l’ouest jusqu’à... Agoncillo, à ~15 km de Logroño ! Ce bourg fut momentanément occupé le 12 novembre, avant repli sur Calahorra, quelques jours avant la bataille de Tudela, et sans qu’un choc militaire y ait été signalé ; cette précieuse information nous vient de la bio du futur général Rafael Menacho y Tutlló, connu pour son intrépidité et qui faisait partie de ladite 4e division. Elle est aussi à rapprocher de la suite de la bio de Zayas, qui nous apprend que le 23 novembre, jour de la bataille de Tudela, il offrit ses services au général de la Peña, qui l’accepta dans sa division. Gardons à l’esprit qu’il y a environ 35 km d’Agoncillo à Calahorra, et que l’ordre de repli de Calahorra sur Cascante (position occupée par La Peña durant la bataille) ne fut donné par Castaños que le 21 novembre, soit deux jours avant les combats de Tudela, qui restèrent dans les mémoires un épisode plutôt honorable de la guerre d’indépendance, malgré quelques dissensions entre généraux.

Ces détails suggèrent l’idée que les soldats perdus – mais ne demandant qu’à se racheter – de l’ex-armée de La Cuesta licenciés par Castaños, à commencer par Zayas le plus gradé d’entre eux, aient pu être récupérés autour d’Agoncillo soit par humanité, soit par intérêt pour la suite de la campagne, et/ou que le général en chef soit en définitive revenu sur son mouvement de colère. Et bien entendu ce scenario, qui fournit le chaînon manquant au parcours de Zayas, vient aussi étayer celui de François de Fossa en nous expliquant sa présence à Agoncillo et à Tudela. Notons au passage que la division de La Peña fut passive pendant la bataille elle-même, ce que lui reprocha ensuite Castaños.

La plupart des commentateurs s’accordent à dire que la retraite organisée par Castaños pour échapper aux unités avancées du maréchal Lannes (vainqueur de Tudela) fut un modèle du genre. Après Borja, Calatayud, Bubierca (combat le 29 novembre), Siguënza fut atteinte en bon ordre le 30 novembre. De là Castaños espérait encore arriver à temps pour arrêter Napoléon à Somosierra, puis à Madrid mais il était déjà trop tard. Au moins l’essentiel des forces regroupées put-elle atteindre la ville de Cuenca où l’armée andalouse, dite du Centre, allait être réorganisée à partir du 12 décembre 1808, Castaños passant alors le commandement au duc d’Infantado. Il est probable que c’est à cette occasion que de Fossa fut incorporé au R.I. de Jaén, et non pas au 3 mars 1809 comme il l’a indiqué dans ses états de services en 1815 : ce serait d’ailleurs plus logique, eu égard à sa lettre à Garcies où il déclare avoir passé plus d’un an au Jaén, or de Cuenca à Grenade, cela ferait 13 mois, le compte est bon.


 
De Cuenca à Grenade
Que penser de Tórtola ?
Que penser de Tórtola, l’une des 6 affaires auxquelles François de Fossa dit avoir été mêlé ? Tórtola semble lié à la première initiative d’Infantado qui consista à organiser une véritable expédition-suicide vers l’ouest (Aranjuez et Tarrancón, sur le Tage). Le général Venegas, qui en était le fer de lance, fut victime d’une furieuse contre-attaque du maréchal Victor aboutissant au désastre d’Uclés le 13 janvier 1809 : sur ~10.000 hommes, on dénombra 6.000 prisonniers et de 1.000 à 2.000 tués, selon les sources. La débandade qui s’ensuivit fut mémorable, d’autant qu’Infantado attendait tranquillement à deux pas de là et n’a pas levé le petit doigt. Une fois regroupé ce qui restait de son armée à Carrascosa, Infantado revint vers Cuenca et c’est là, une vingtaine de km au sud, que se produisit vers la fin janvier l’engagement de Tórtola où les Espagnols abandonnèrent 15 canons, moyennant quoi Victor abandonna la chasse. Il semble clair que Fossa y était.

L’Armée du Centre descend alors vers le sud, elle est au-delà d’Albacete le 21 janvier, et en février à Sta Cruz de Mudela en vue de Linares. L’initiative suivante d’Infantado est de diviser cette armée en deux :
• l’une d’elles, sous la direction du duc d’Albuquerque, va être envoyée en renfort au revenant La Cuesta, qui commande l’armée d’Estramadure ; les deux armées feront leur jonction le 27 mars 1809, la veille de la bataille de Medellin ; François de Fossa en faisait probablement partie, puisque la présence à Medellin aussi bien du R.I. de Jaén (2 bataillons) que de son chef le colonel Zayas sont cités par la plupart des sources ;
• l’autre prendra le nom d’Armée de la Mancha, sous les ordres de Venegas, promu malgré la déroute d’Uclés.

Suite à une épouvantable panique, la bataille de Medellin (28 mars 1809) tourne une nouvelle fois au désastre pour les Espagnols (~8.000 morts). Le pauvre François de Fossa a dû se trouver une fois de plus obligé de fuir en catastrophe au milieu d’un encadrement totalement dépassé, La Cuesta se trouvant même renversé de son cheval par ses propres soldats !

Après Medellin, l’increvable La Cuesta mène aux côtés des Anglais de Sr Arthur Wellesley, le futur duc de Wellington, la bataille de Talavera (27-28 juillet 1809) qui cette fois n’est pas une défaite : après 2 jours de combats sanglants, Français et Anglo-Espagnols s’éloignent les uns des autres ; ni vainqueurs ni vaincus. Sauf que la mésentente entre La Cuesta et Wellesley a grandi au fil des jours et que les Anglais se sont davantage battus, laissant sur le carreau plus de 6.000 morts, contre ~1.000 Espagnols. Amer, le général anglais se retire vers le Portugal en confiant la protection de ses blessés au général La Cuesta... lequel les abandonne purement et simplement à leur sort, une véritable honte que Wellington mettra 2 ans à pardonner à l’armée espagnole. Notons que dès le 12 août 1809, La Cuesta – qui décèdera 2 ans plus tard – démissionne au profit du général Eguia, lequel reçoit l’ordre de fusionner avec le reste de l’armée de Venegas, qui s’est fait étriller la veille à Almonacid près de Tolède, à 80 km de là.

Où se trouvait de Fossa, fin juillet 1809 ? Les indices nous éclairent peu : certes, José de Zayas semble toujours à Talavera le n° 2 de La Cuesta, et le R.I. de Jaén y est aussi... ou n’y est pas, cela dépend des sources. François de Fossa peut donc avoir quitté l’armée d’Estremadure (La Cuesta) pour celle de la Mancha (Venegas) soit après Medellin – le plus probable – soit après Talavera, ayant dans les deux cas de bonnes raisons d’être dégoûté de son général en chef.

Nous pouvons par contre tenir pour acquis que François de Fossa est sous les ordres du général Venegas à la bataille d’Almonacid, où il est blessé le 11 août 1809. Zayas, nous le savons, n’y est pas, par contre les deux hommes vont se retrouver ensemble lors de la terrible bataille d’Ocaña (19 novembre 1809) où l’Armée du Centre, confiée cette fois au lamentable général Areizaga, se fait tailler en pièces par Soult : 55.000 hommes au départ, moitié moins à l’arrivée, et François de Fossa est blessé pour la seconde fois. Dans les deux cas, l’état-major a été au-dessous de tout, multipliant négligences, ordres et contre-ordres, et pour tout dire transformant ce qui aurait pu être a minima des défaites honorables en une double boucherie pour plusieurs dizaines de milliers de soldats espagnols.

Après le désastre, les débris de l’Armée du Centre gagnent la Sierra Morena où sous les ordres de Zayas qui avait pris, semble-t-il, les choses en main, les Espagnols tentent de monter un ultime verrou au défilé de Despeñaperros pour empêcher l’invasion de l’Andalousie. Soult fera sauter ce verrou sans difficulté le 20 janvier 1810, finissant de disperser les soldats espagnols en direction de Jaén et Úbeda. Le jour même, les 60.000 hommes de Soult, accompagnés du roi Joseph, ainsi que d’Azanza qui fait partie de sa suite, se retrouvent au bourg de La Carolina (150 km au nord de Grenade). Quant à François de Fossa, convalescent après le coup de sabre reçu à Ocaña, soit il avait déjà gagné Grenade par ses propres moyens, pour y rejoindre son ami Zavaleta (c’est ce qui semble résulter de sa lettre du 30 janvier 1810) soit il figurait parmi ceux qui furent dispersés lors des engagements de Jaén et d’Alcala la Real, fuyant la rapide avance du général Sébastiani. De toute façon, les troupes de Sébastiani entrent à Grenade le 28 et le font prisonnier le 29 janvier 1810.

La chance voulut qu’Azanza, au lieu de continuer avec Joseph vers Cordoue et Séville, profitât de la protection de Sébastiani afin de prendre les nouvelles fonctions de Commissaire Royal de Grenade auxquelles il venait d’être nommé par le roi Joseph, et parvienne à point nommé pour sauver de Fossa d’une exécution quasi-certaine.


 
Conclusion
Lorsque l’on fait le bilan de la guerre d’indépendance
Lorsque l’on fait le bilan de la guerre d’indépendance, du moins pour la partie que François de Fossa a probablement vécue et ce qu’il en a retenu pour ses états de service :
• le 25 octobre 1808, de Logroño qui fut une défaite presque sans combattre, François de Fossa ne parle pas ;
• le 12 novembre 1808, Agoncillo est cité, alors que c’était pourtant consécutif à Logroño ;
• le 23 novembre 1808, la bataille de Tudela, défaite honorable, est citée bien que François de Fossa n’ait pas vraiment participé à l’action ;
• le 13 janvier 1809, c’est la débandade d’Uclés, que François de Fossa passe sous silence ;
• fin janvier 1809, est cité l’épisode mineur de Tórtola, qui pourtant est une suite d’Uclés ;
• le 28 mars, la catastrophique bataille de Medellin n’est pas évoquée ;
• le 11 août 1809, la cuisante défaite d’Almonacid est citée, il y a été blessé ;
• le 19 novembre 1809, il en va de même pour le carnage d’Ocaña, où il est encore blessé ;
• le 20 janvier 1810, il n’y a pas à rougir de la dispersion de la Sierra Morena, qui est citée, ainsi que de son arrestation à Grenade le 29 janvier 1810, pour laquelle il peut évoquer la promesse sur l’honneur de ne plus se battre contre les Français, qu’il a effectivement tenue par la suite.

Au total, on s’aperçoit que certains épisodes (Logroño, Uclés, Medellin) sont trop douloureux ou trop honteux, ne serait-ce que pour les officiers sous les ordres de qui François a servi, et qu’il préfère les évacuer soit de sa mémoire, soit de l’énumération qu’il en fait et ce, même si l’objectif est seulement d’appuyer sa demande d’intégration à l’armée française !



François Fossa, le Roussillon et les élites roussillonnaises à la fin du XVIIIe siècle
(une esquisse)

par Gilbert LARGUIER
Professeur émérite d’histoire moderne
Université de Perpignan Via Domitia


La carrière du juriste François Fossa (1726-1789) est exceptionnelle.
Son intérêt prend tout son relief lorsqu’on la replace dans l’histoire du Roussillon, au sein de la séquence originale qui va du traité des Pyrénées (1659) à la veille de la Révolution (1789).
Préalablement une mise en perspective est nécessaire. Le Roussillon était en effet profondément différent de ce qu’il est aujourd’hui.

Le Roussillon entre deux couronnes
Un faible poids démographique
En 1789 la province du Roussillon comptait environ 100 000 habitants, Perpignan 13 000.
Ces chiffres sont à comparer avec la situation de la province en 1659, lors du traité des Pyrénées, et avec aujourd’hui.
Un recensement donne, pour 1659 : 58 000 habitants, 3 850 pour Perpignan.
Actuellement le département des Pyrénées-Orientales compte environ 470 000 habitants et Perpignan 120 000.
Ces chiffres peuvent être considérés comme approchés. Ils ne s’éloignent cependant guère de la réalité, donnent des proportions éclairantes : en 1659 la province du Roussillon comptait environ sept fois moins d’habitants qu’aujourd’hui (il faut défalquer au chiffre actuel la population des Fenouillèdes, terres languedociennes intégrées dans le département des Pyrénées-Orientales créé en 1790) ; en 1789, 4,5 fois moins. Le département des Pyrénées-Orientales est en effet un de ceux, en dehors de la région parisienne, dont la population a le plus augmenté au cours de la période contemporaine. Augmentation qui s’est accompagnée d’une profonde transformation de sa répartition : l’intérieur était, relativement, plus peuplé qu’aujourd’hui, la zone côtière au contraire quasiment vide d’habitants. Ainsi, en 1806, il n’y avait entre Argelès et Leucate que 700 habitants (dont 141 à Canet).
La Catalogne, dans son ensemble, au milieu du XVIIe siècle, dépassait de peu 500 000 habitants, et Barcelone en comptait environ 50 000.
Cet étiage démographique du milieu du XVIIe siècle, imputable à une situation ancienne, était le résultat d’une addition de facteurs :
 - la crise profonde qui a sévi en Catalogne au XIVe puis au XVe siècle ;
- la Catalogne est devenue une terre d’affrontement depuis la fin du XVe siècle et surtout depuis que la couronne d’Espagne est revenue aux Habsbourg : un siècle et demi de confrontation avec la couronne française dont le Roussillon a été un des théâtres principaux en raison de sa situation et une de ses principales victimes (On est à un moment de l’histoire d’émergence des États, où les affrontements se concluent par des « prises de guerres », lesquelles sont des territoires, … ceci durera jusqu’au milieu du XXe siècle) ;
- sans compter les problèmes internes (rivalité entre Barcelone et Perpignan, bandolérisme).

De la guerre à la paix
  Ce rappel en exergue était nécessaire. Il faut faire un effort, en effet, pour se représenter la situation du Roussillon et du Principat au milieu du XVIIe siècle.
Après le traité des Pyrénées, le poids de la guerre ne disparaît pas, jusqu’à la fin de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), soit durant plus d’un demi-siècle supplémentaire. Pour deux raisons : la politique de fortification et, davantage, la présence de troupes, très nombreuses temporairement, même si, après 1659, le Roussillon n’a pas connu sur son sol d’opérations militaires, le Principat ayant au contraire été beaucoup plus affecté par celles-ci.
Interfère aussi (même si ceci a été peu visible) l’incertitude du sort du Roussillon : des tractations ont eu lieu en effet en vue d’un échange avec des territoires situés au nord du royaume (1672-1673).
Cette durée de la guerre, le sentiment de subir les rivalités des grandes puissances, les divisions de la société catalane à la suite de la « révolution de 1640 » également, expliquent le sentiment de lassitude à l’égard de la guerre, très répandu en 1659.

De « zone chaude » à « zone froide »
  Si l’on veut regarder les choses d’un peu haut, il faut considérer la question de la frontière des Pyrénées dans la longue durée : à quelques kilomètres près c’est une des moins bouleversées et des plus stables en Europe depuis deux millénaires (cf., par comparaison, le nord et l’est de la France, et encore davantage le centre, le nord de l’Europe… sans parler des Balkans).
Pour employer un vocabulaire parfois utilisé en géopolitique, après 1659 et la fin de la Guerre d’Espagne, la frontière orientale des Pyrénées va passer d’une situation de « zone chaude » à celle de « zone froide ».
  - « zone chaude » car le Roussillon, limitrophe, qui est une des seules régions où les deux royaumes pouvaient s’affronter, s’est trouvé théâtre de guerre lors de chaque conflit entre les deux couronnes ;
- « zone froide », il l’est devenu après la guerre de Succession d’Espagne, en raison, d’une part, de l’installation des Bourbons sur le royaume d’Espagne, et d’autre part parce les zones exposées aux conflits (et donc les adversaires) se sont trouvées de plus en plus être au nord et à l’est de la France (cf. guerres de 1870-1871, 1914-1918, 1939-1945).
  La guerre de Succession d’Espagne, où la Catalogne, comme les grandes puissances européennes, s’était prononcée en faveur de Charles Louis d’Autriche, a eu un effet paradoxal : étant donné la « continuité bourbonienne » celui d’écarter pour longtemps les menaces de confrontation, donc d’assurer une période de paix dont le Roussillon n’avait pas joui depuis deux siècles et demi et d’en faire un conservatoire des « libertés catalanes » supprimées dans le Principat par le décret de la Nova Planta (1716).
Le pouvoir royal n’aura de cesse au XVIIIe siècle d’insister sur le thème de la paix : c’est particulièrement net lors de la célébration du centième anniversaire du rattachement du Roussillon à la France.

Le Roussillon dans le royaume de France
Au début : l’expectative
  Curieusement, étant donné l’importance de l’événement, mais il se préparait de longue date, on ne connaît que très peu de réactions en Roussillon à la suite du traité des Pyrénées.
Apparemment il y a trois types d’attitudes :
  - le soulagement de voir la fin du conflit qui s’éternisait. Horonat Ciuro, membre de la communauté des prêtres de Thuir, parle de la paix « tant désirée » ;
- le fatalisme, voire la résignation ;
- le refus, qui se traduira par des révoltes, dont la plus importante a été celle des Angelets.
  Le rattachement du Roussillon donne lieu à un mouvement d’arrivée, depuis le Principat, de partisans de la royauté française, et en sens inverse d’exil de « refusants », avec son lot de confiscations et de transferts de propriétés. Cette question, mieux connue aujourd’hui, montre qu’il y a eu des confiscations des deux côtés, et un jeu de « compensations ». Pour mieux en comprendre l’étendue et les raisons (elles concernent principalement la noblesse) il faut tenir compte de la structure de la société, qui par beaucoup d’aspects restait féodale : les seigneurs, proches de la frontière, participaient au système de défense, et devaient mobiliser et encadrer leurs vassaux en cas de besoin ; d’où la nécessité de pouvoir compter sur des fidèles. Durant une génération, c’est l’expectative qui l’emporte : la poursuite de la guerre, la présence des troupes (lourde, à comparer avec la faiblesse du nombre d’habitants), font qu’on ne sait pas si le sort du Roussillon est définitivement scellé.

Être dans un royaume administré
  En fait, la nouvelle province du royaume va vivre, plus que bien d’autres, en raison de l’ancienneté, de l’importance et de la cohérence de ses « usages » (les constitutions de Catalogne), sous un double sceau, d’une administration royale et d’un complexe économique, social, religieux, original, qui n’est en rien modifié, sinon en surface.
Les sources disponibles, produites essentiellement par l’administration, non par la société – il ne faut pas l’oublier, donnent une image incomplète de la réalité. On a beaucoup insisté sur les institutions mises en place par le nouveau pouvoir : Intendance, Conseil souverain, Amirauté (à partir de 1741), hôpitaux militaires… Elles étaient effectivement profondément nouvelles en Roussillon qui, comme le reste de la Catalogne, en raison de l’origine de ses propres institutions et de leur fonctionnement, restait sous-administrée. À beaucoup d’égards (un fait peu signalé) le Roussillon a constitué un laboratoire en matière institutionnelle (ainsi, après la Fronde en France, on ne crée plus de parlement par exemple, même si le Conseil souverain est une cour supérieure, c’est-à-dire dont les jugements ne peuvent faire l’objet d’appel).
La nouveauté est radicale pour le Roussillon. Jamais antérieurement il n’y avait eu (et il ne pouvait y avoir) une présence sur place d’autant de représentants du pouvoir royal. Il y a des effets induits, aussi, que l’on signale peu. Ainsi pour le Conseil souverain, en 1740, d’après les registres de capitation, il y avait environ quarante avocats auprès du conseil. À la veille de 1789 il y en avait une centaine. Or, si l’on étudie attentivement les listes, on s’aperçoit, ne serait-ce que par les patronymes, qu’il s’agit essentiellement d’hommes nouveaux. C’est un milieu nouveau qui se crée et s’étoffe considérablement au cours du XVIIIe siècle, résultat et vecteur à la fois d’une véritable dynamique sociale.

Sous la surface, la société reste profondément catalane
  Une société qui reste profondément catalane, dans les campagnes éloignées de Perpignan, mais aussi en ville :
  - familles (transmission des biens) : maintien des structures traditionnelles et de la transmission des biens ;
- institutions municipales : les municipalités conservent leur mode de fonctionnement, les mêmes finances, la même fiscalité, au moins jusque très tard dans le siècle. À Perpignan : aucune modification ;
- sur le plan de la fiscalité : pas de fiscalité directe, contrairement à la France et au Languedoc par exemple, en l’absence de cadastre (pas de tradition de fiscalité directe en Catalogne… ce qui explique que la monarchie n’aura pas ou très peu de moyens pour faire contribuer les Roussillonnais) ;
- relations à l’Église : existence de communautés de prêtres, une relation au clergé paroissial très forte (ainsi les prêtres jouent un rôle essentiel, réalisant des manumissions dans les successions…) ;
- circulation du crédit, extrêmement développé en Catalogne avec la pratique des ventes à pacte de rachat, des rentes constituées… ;
- conservation des armes, alors qu’en Languedoc, par exemple, leur détention est interdite ;
- justice : le pouvoir intervient très peu, notamment dans les justices secondaires, où le droit employé est celui des constitutions catalanes (… pas d’intervention pourvu qu’il n’y ait pas de désordre et que cette justice fonctionne sans rien coûter au pouvoir royal).
  L’ensemble de ces règles et de ces pratiques, sont, par exemple, profondément différentes du Languedoc voisin. La « pénétration française » dans la société a été beaucoup moins forte qu’on ne l’a dit. Ainsi, le clergé paroissial, de même que celui des communautés de prêtres, reste-il exclusivement catalans et les évêques ne sont pas hostiles à la langue catalane. Des différences existent cependant entre Perpignan, les bourgs et les villages, ne serait-ce, au fil du XVIIIe siècle, qu’à cause de l’ouverture sur l’extérieur, de la fréquentation par les étudiants d’universités comme celles de Toulouse et de Montpellier (beaucoup plus sensible en Conflent qu’en Vallespir cependant).
Même les individus les plus proches du pouvoir, qui s’expriment en français, restent-ils, dans leurs pratiques quotidiennes, profondément catalans (cf. le portrait de sa mère par Rigaud, ou François Fossa dont les brouillons sont en catalan : il pensait donc au moins autant en catalan qu’en français). Ceci n’est pas une originalité du Roussillon. Il en était de même dans de nombreuses provinces françaises.

Au XVIIIe siècle, de multiples dynamiques
La stabilisation de la situation du Roussillon n’intervient qu’après la mort de Louis XIV.
Conjoncture
- la fin de la Guerre d’Espagne tranche les incertitudes sur le sort du Roussillon ;
- une augmentation de la population. Elle est lente à se manifester. Mais il en est de même dans le Languedoc voisin. La fin des mortalités sévères ne produit ses effets qu’une génération plus tard après leur disparition, soit à partir de 1750. Perpignan redevient une ville qui compte avec une société différenciée. Cette éclaircie démographique, en Roussillon comme ailleurs, a beaucoup fait pour modifier l’attitude des Roussillonnais ;
- un désendettement massif en 1720. Lors du Système de Law on assiste à un remboursement massif de la part de la noblesse, des municipalités, des particuliers, des emprunts faits antérieurement aux institutions ecclésiastiques principalement (communautés de prêtres, chapitres, couvents, confréries…) ;
- la conjoncture économique. Après un XVIIe siècle très décevant dans tous les pays méridionaux, voire dans toute l’Europe méditerranéenne (mais, pour le Roussillon, probablement moins qu’on ne l’a affirmé dans la première moitié du siècle), le XVIIIe siècle voit la conjoncture nettement s’améliorer : cela se marque par exemple par une immigration, originaire du Languedoc : petites gens, négociants…. Mais aussi par des indices plus ténus que l’on a du mal à repérer et à évaluer. Le Roussillon n’ayant pas de cadastre contrairement au Languedoc (où il y avait les compoix), il est difficile d’évaluer l’extension des superficies cultivées et l’évolution des cultures. La progression du vignoble est nette cependant. Le système d’évaluation des dommages ruraux, très élaboré, montre une agriculture dynamique et un élevage très diversifié (cf. enquête des années 1730).

Société : des dynamiques multiples
Les dynamiques sociales sont un des aspects les plus intéressants des XVIIe et XVIIIe siècles, bien qu’elles soient encore insuffisamment documentées. Pour en prendre correctement la mesure il faut se rappeler que l’on est dans des sociétés où la mobilité sociale est faible et lente (on se marie dans son milieu : c’est le principe de l’homogamie, commun à toutes les catégories sociales).
Il se trouve que les troubles du XVIIe siècle et l’annexion n’ont pas freiné la mobilité sociale, au contraire. Curieusement, au moins au premier abord, les périodes troublées, les renversements de situation, sont favorables aux ascensions sociales : il faut satisfaire les fidélités et s’assurer de soutiens, chaque camp satisfait les siens, mais on retire rarement les titres et honneurs précédemment acquis. D’où un nombre inédit de personnes (et donc de familles puisque le statut était transmis) qui s’élevèrent dans la hiérarchie sociale : cf. les « promotions » des années 1640 : il n’y eut jamais autant d’entrées dans les corps des bourgeois honorés et des mercaders qu’au cours du second tiers du XVIIe siècle.
  La société roussillonnaise était très hiérarchisée (noblesse, bourgeois honorés, mercaders…).
  À Perpignan, comme à Barcelone, existaient des bourgeois honorés dont la création appartenait aux corps municipaux (… à Perpignan à la fin du XVIIe siècle, il en coûtait aux nouveaux bourgeois honorés 500 livres par an durant plusieurs années… ce qui était une des ressources des finances municipales). Au XVIIIe siècle, c’est le pouvoir royal qui s’attribuera cette prérogative.
Au XVIIIe siècle, les cas d’ascension sociale assez rapide (François Fossa est très représentatif à cet égard) sont nombreux : l’existence du Conseil souverain, l’essor pris par l’université les favorisent. De même, après 1659, se produit un phénomène de renouvellement de la population, des élites et de la noblesse : des départs – combien d’exils vers le Principat ? 2 000 ? (ce qui serait important, on se rappelle la population était évaluée à 60 000 habitants), des arrivées - combien ? 1 000 ? La monarchie française s’était acquise des soutiens importants, notamment parmi des juristes qui vont constituer les cadres du nouveau Conseil souverain.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle où l’on assiste à la fois un tarissement des relations avec le sud, peu actives, et à l’établissement de liens du côté français, avec la présence de cadres administratifs, militaires, ou économiques, que les effets se font sentir, notamment au sein de la noblesse : la fille cadette du comte de Saint-Marsal épouse le fils de l’intendant d’Albaret ; l’héritière des marquis d’Aguilar le frère de l’intendant de Bon à qui elle donna le nom et les armes des Magarit de Biure… etc.

Une ouverture sans précédent
La société catalane, au moins ses élites, va être très sensible aux Lumières. Pour en comprendre les conditions il faut tenir compte d’un ensemble de facteurs. Au préalable, il convient de bien situer le phénomène, qui, si on prend un peu de champ, fait du Roussillon un cas extrêmement original et permet de mieux comprendre l’attitude des nouveaux régnicoles.
En 1659, la Catalogne sortait d’une séquence – la « Révolution catalane », la Guerra de Secessió –, qui a été le théâtre d’une intense réflexion productrice d’un ensemble impressionnant d’écrits politiques d’une rare qualité destinés à défendre les droits des Catalans fondés sur leurs Constitutions (la guerra dels papers). Certains textes, très idéologiques, plaident pour la desunió, pour « l’élection » du roi de France, comme Francesc Martí i Viladamor avec son Cataluña en Francia, Castilla sin Cataluña y Francia contra Castilla… (1641).
- Or, avec la Nova Planta, Barcelone et le Principat perdent leur fonction de pôle d’attraction.
- Autre facteur décisif, sur lequel on insiste peu : la disparition de l’Inquisition en Roussillon. La monarchie ne procède pas à sa suppression. On laisse disparaître l’inquisiteur et on ne le remplace pas… Par contraste on peut voir combien, en Espagne, l’Inquisition, au XVIIIe siècle, a entravé l’Illustració.
- La France, sur le plan des arts, de la production intellectuelle, voire de la langue parlée par toute l’Europe éclairée, devient un phare en Europe : une production immense, de qualité (l’Encyclopédie…) alors qu’il y a temporairement une véritable asthénie en Catalogne (ce qui est totalement différent depuis la fin du XIXe siècle). Les inventaires de bibliothèques retrouvés sont très éloquents à cet égard (celui de la bibliothèque de Fossa constitue un excellent exemple). On ne peut ici détailler ce point, qui n’a pas encore reçu toute son attention (… mais cela exige un très long travail en archives, d’étude en particulier des inventaires après décès).
- La diffusion de la franc-maçonnerie témoigne d’un succès remarquable de la nouvelle forme de sociabilité qu’elle représente. On a identifié neuf loges à Perpignan, une à Thuir, une autre à Vinça, sans compter les loges militaires ; un chiffre tout à fait important pour une ville qui ne dépasse 10 000 habitants qu’au cours de la seconde moitié du siècle. Certes, le rôle du commandant en chef de la province, le maréchal de Mailly est déterminant. Mais la date de création de la première loge, la Sociabilité, en 1744, est précoce. L’influence de la franc-maçonnerie s’aperçoit par exemple avec le plan du bâtiment de l’université, ou à la conception du port et de la nouvelle ville de Port-Vendres….
- Le Roussillon, totalement excentré par rapport à la Castille et à Madrid, en position périphérique dans le royaume de France, va être relié à celui-ci par des liens beaucoup plus forts, et surtout à la suite d’une politique beaucoup plus active. Les communications avec le royaume, jusque-là mauvaises (c’était vrai pour toutes les zones frontières : il ne faut pas que l’ennemi éventuel puisse progresser rapidement) s’améliorent, surtout avec le programme routier financé en Languedoc par les États de Languedoc, et la ligne de messagerie, de la poste, qui aboutit à Perpignan (Joseph Gagnon, avocat auprès du Conseil souverain, est directeur des postes ; par ailleurs il franc-maçon – membre de la loge l’Égalité).
- Autant, sinon plus que tout, ceci a joué (surtout à partir du second tiers du XVIIIe siècle il est vrai), d’une part, une politique de séduction des élites, mais aussi de la ville (Perpignan), pour diffuser la culture française : création d’une salle de spectacle à la Loge de mer, représentations de pièces de théâtre françaises, y compris devant les enfants de la Miséricorde, création d’une bibliothèque publique dans les locaux de l’université…, d’autre part, une considération manifestée aux élites du savoir. Ce point est déterminant.
Pour en prendre la mesure il faut se rappeler de la situation antérieure au milieu du XVIIe siècle qui a amené la desunió : de très faibles relations entre le Principat et la monarchie espagnole, politiques, intellectuelles, sociales. Ainsi, la noblesse catalane se plaint amèrement de n’avoir que très peu bénéficié des « grâces » de la monarchie. Un manque de relations qui a beaucoup contribué à l’instauration d’un climat d’incompréhension puis de défiance. Or les relations qui se nouent progressivement du côté du royaume sont d’un autre type et d’une autre densité. On pourrait donner de nombreux exemples. Celui de l’avocat Joseph Jaume (né à Perpignan en 1731), professeur de droit civil à l’université (1757), nommé à la chaire de droit français en 1787, et successeur de François Fossa au décanat de l’université à la mort de celui-ci, est éclairant.
En 1766, il est à Toulouse en compagnie de François Fossa. Ils assistent à une séance du Parlement. On les fait asseoir « dans le parquet, face aux gens du Roi », marque de considération éclatante car ils sont reçus en pairs. En juin 1784, il accompagne le Premier Président du Conseil souverain en visite chez le gouverneur du Roussillon le Maréchal de Noailles, à Saint-Germain-en-Laye puis à la cour de Versailles. Ils assistent à des audiences du Parlement de Paris. Jaume noue de nombreuses relations. Voici son commentaire, laissé dans ses notes : « Je connaissais déjà presque tous ces avocats de Paris, et ils me connaissaient sans nous être vus… » : … connaissance et reconnaissance réciproques.
On pourrait donner bien ‘autres exemples, depuis le médecin Barère jusqu’à Costa-Seradell, encouragé et formé à Paris afin d’introduire de nouveaux enseignements à l’université….

François Fossa
Jalons biographiques
Au moment du traité des Pyrénées, les Fossa résidaient à Saint-Laurent-de-Cerdans. Père (l’arrière-grand-père), marié en 1659, cloutier de son état, fut un des Angelets qui participa au siège de Céret, événement marquant de la révolte (on se rappelle, l’importance du milieu du fer, en Vallespir, dans la révolte). Ses deux fils quittent la montagne et le fer, et vont s’installer à Perpignan. L’année de la mort de leur père ils se marient. L’ainé épousa la veuve d’un menuisier qui était issue du sud des Pyrénées (le cadet épousa la fille de celle-ci). Leur fils Joseph, né en 1690, put aller à l’université, étudier le droit et devenir avocat auprès du Conseil souverain, faire un beau mariage puisqu’il épousa Francesca Jaubert, fille d’un notaire connu, membre du corps des mercaders (Jaubert père avait épousé la fille d’un patricien = ascension sociale également). On ne saurait trop insister sur l’importance de l’université de Perpignan susceptible, localement, de donner une formation supérieure (université où les cours de donnaient en latin, ce qui suppose qu’il ait été appris avant d’y accéder. La vraie supériorité n’est pas le bilinguisme, mais le trilinguisme).
Pour Fossa, l’université fut le moyen de parvenir au sommet.
Étonnamment précoce, il participa à dix-huit ans au concours de recrutement de la chaire de droit civil vacante à l’université. Deux ans plus tard il obtint celle de droit canon. Il s’impose rapidement : ses cours clairs, soigneusement argumentés, lui attirent le respect et une large audience. En 1759 (il a trente-trois ans) il devient recteur de la faculté de droit et recteur de l’université. À ce titre, en cette année du premier centenaire du rattachement du Roussillon à la France, il fut le porte-parole des professeurs de l’université, glorifia le monarque et le commandant en chef de la province.
Il est piquant, lorsqu’on connaît sa fraiche ascension dans la société locale, de le voir choisi pour défendre les positions de la noblesse contre les bourgeois honorés défendus par l’abbé Xaupi dans la querelle qui divisa les élites de la province entre 1738 et les mois qui précèdent la réunion des États Généraux (la « vieille noblesse » contestait aux bourgeois honorés leur qualité de nobles). Pour cela, Fossa s’engagea dans des recherches approfondies sur le droit public de la Catalogne et du Roussillon, qui fourniront la matière de ses ouvrages, ainsi que l’ébauche de la partie diplomatique d’une Histoire du Roussillon qu’il n’acheva jamais. En raison de cette connaissance, il fut constamment sollicité par la noblesse et l’administration : il était un des seuls, au cours du XVIIIe siècle, à maîtriser les subtilités du droit public catalan resté présent en Roussillon malgré l’annexion.
1780, Fossa est élu membre de l’Académie des Belles Lettres de Barcelone.
Décembre 1786. Fossa est anobli par lettres données par Louis XVI à Versailles : il avait offert au cabinet royal la majeure partie des chartes qu’il avait mises à jour dans ses recherches menées pour justifier les droits de la noblesse (un bon millier). Ce don justifia officiellement son anoblissement patronné par le garde des sceaux Miromesnil. Dans une lettre adressée par ce dernier au maréchal de Ségur, secrétaire d’Etat en charge du Roussillon, celui-ci avance comme mérite principal de Fossa d’avoir réuni « les matériaux de l’histoire, et le monument du droit public du Roussillon […] Ses riches portefeuilles… feront une partie précieuse des collections que je destine à perfectionner notre histoire ».

Fossa : l’homme d’un moment
Si l’on veut saisir l’itinéraire biographique de Fossa, il faut le replacer aussi correctement que possible dans son vécu, personnel, intellectuel et sociétal.
- Il est, par ses racines, issu de la société catalane profonde ; entendons par là les lieux (le haut Vallespir), les activités qui remontent très haut (le fer), l’attachement aux solidarités familiales, et par là aux institutions privées et publiques catalanes…
- Il est aussi très représentatif de la mobilité sociale caractéristique de la société roussillonnaise des XVIIe et XVIIIe siècles, où l’existence d’une université et d’un Conseil souverain jouent un rôle déterminant, d’autant que ces deux institutions acquièrent au XVIIIe siècle un prestige inégalé (prestige de l’université auquel il a contribué). Une mobilité plus rapide à Perpignan, où les frères Fossa viennent s’établir, que dans le reste du Roussillon.
- Il appartient (comme Joseph Jaume, de cinq ans son cadet), à la génération qui n’a pas connu les troubles de la guerre et des incertitudes sur le sort du Roussillon (sinon dans le souvenir des personnes plus âgées), où au contraire la conjoncture économique s’améliore nettement.
- Il est très précoce intellectuellement. Cet éveil se produit au moment où le rayonnement des lettres françaises et de nouvelles formes de sociabilité s’imposent en Europe : l’Europe distinguée, la république des lettres, les réseaux des Lumières, les cours royales du continent, s’expriment très majoritairement en français.
- Dans son itinéraire, il faut faire une place éminente à son élection à l’Académie des Belles Lettres de Barcelone. Fossa semble avoir été moins impliqué que d’autres de ses contemporains dans les réseaux académiques du royaume. Il fut pourtant un de ceux qui eurent l’occasion de renouer officiellement des liens avec les sociétés de pensée du sud des Pyrénées. Son discours de réception à la suite de son élection est très éclairant. Modèle du genre, il est celui d’un homme des Lumières, car rien n’y manque du vocabulaire des Lumières (talents, vertu, raison, mérite, utilité…). Il commence par célébrer l’Académie des Belles Lettres, fleuron des « plus célèbres Académies de l’Europe », « corps lumineux qui éclaire la nation catalane », dont la fonction, comme toutes les autres académies, est de discerner les mérites, les vertus, les talents, d’élever à une noblesse différente de la « noblesse martiale » seule reconnue naguère, qui, à la force des armes, substituerait la domination de la raison, « l’art de penser juste, de bien écrire, de bien parler ». Formules en apparence de circonstance, il rappelle les liens qui l’attachent à la Catalogne voisine : ses ascendances familiales, la fraternité entre les Roussillonnais et les Catalans en raison d’un droit partagé et réciproque, des travaux d’histoire et de droit public qui l’ont en quelque sorte naturalisé de l’autre côté des Pyrénées. Fossa dénie ses mérites dans la république des lettres, met seulement en avant ses « recherches sur les monuments de l’histoire du Roussillon », ses observations sur le droit public de la principauté de Catalogne et du Roussillon. … Pour bien saisir le sens de cette réflexion ainsi que le sens de son élection pour l’Académie des Belles lettres, il faut se souvenir du décret de la Nova Planta qui avait considérablement limité la portée du droit public dans le Principat. Élire Fossa membre de l’Académie des Belles Lettres était-ce pour celle-ci un moyen de mettre en exergue le droit public catalan ?
 
De la noblesse académique à la « noblesse de mérite »
- Décembre 1786 : anoblissement par lettres données par Louis XVI à Versailles. Celles-ci sont vérifiées par le Conseil souverain, et donc juridiquement efficientes en mars 1787. Il ne jouira pas longtemps de son accession au second ordre car il meurt le 6 août 1789, quand la nouvelle de l’abolition des privilèges, lors de la nuit du 4 août, n’était encore pas parvenue à Perpignan.
- On ne connait pas entièrement dans le détail le processus de sollicitation d’entrée dans la noblesse par l’intéressé, toujours long, et l’ensemble de ses soutiens. Pour Fossa le rôle du garde des sceaux Miromesnil paraît avoir été déterminant. En mai 1786, l’anoblissement est acquis. Il faut être attentif aux termes de la lettre de Miromesnil au maréchal de Ségur, secrétaire d’Etat en charge du Roussillon, pour justifier l’accession de Fossa dans le second ordre. Étrangement, on peut les rapprocher de ceux employés par Fossa dans son discours de réception à l’Académie des Belles Lettres de Barcelone lorsqu’il évoquait la noblesse académique et affirmait devoir son « adoption » à ses travaux sur le droit public catalan… ceux-là mêmes qui lui valent six ans après son entrée dans la noblesse française.
- Un terme est à remarquer : Miromesnil écrit que les envois de Fossa serviront à « perfectionner notre histoire ». « Notre » prend un sens particulier : les chartes catalanes sont placées au rang de contributrices à l’histoire du royaume, ce qui, de la part du garde des sceaux est une acceptation et une reconnaissance de la diversité des sources du droit public dans le royaume (un des apports du juriste Louis Assier-Andrieu est d’avoir montré, par-delà 1789 et la Révolution, la permanence de ce droit dont des dispositions essentielles ont été reprises dans le droit public français).

1789, la fin d’un monde
La date du décès de Fossa, après la nuit du 4 août, mais sans qu’il en ait eu connaissance, est étonnamment symbolique.
Elle marque la fin d’une la séquence originale de l’histoire du Roussillon et en quelque sorte la fin d’un monde. Pour le Roussillon, d’une société qui avait conservé ses caractères spécifiques, de relations nouvelles nouées avec le royaume auquel il appartenait depuis 1659.
La Révolution, l’abolition des privilèges, l’effacement des anciennes circonscriptions (provinces, pays…) et la création des départements, l’instauration de nouveaux droits public et privé, le transforment de manière beaucoup plus radicale que le traité des Pyrénées.