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François de Fossa, le Maître de Perpignan

François de Fossa est né en 1775 à Perpignan dans une maison qui existe toujours, rue Fontaine Na Pincarda. Fils d'un éminent juriste et historien anobli peu avant sa mort en 1789, il fuit la Révolution à dix-sept ans, laissant derrière lui sa sœur aînée Thérèse, tendrement aimée. Tous deux s'écriront régulièrement et 570 précieuses lettres de F. de Fossa adressées à Thérèse sont conservées aux Archives Départementales des Pyrénées-Orientales, à Perpignan.
François a rejoint la Légion des Pyrénées qui se bat pour l'Espagne. Trois ans plus tard, il entre au service de M. d'Azanza, ministre de la Guerre du roi Carlos IV. Nommé vice-roi du Mexique, Azanza emmène François, page et secrétaire particulier. Fossa reste dans ce pays six ans. Cadet-Gentilhomme puis sous-lieutenant, il revient en Espagne et le voici chef de bureau au Ministère des Indes, confié à Azanza. Ce dernier, ministre de Ferdinand VII, devient celui de Joseph-Napoléon.
Fossa était à Cadix au moment de Trafalgar, à Madrid lors de la révolte des Dos et Tres de Mayo, immortalisés par Goya. Fait prisonnier par les Français en 1810, il est libéré grâce à Azanza, toujours ministre de Joseph. En 1813, c'est la retraite des vaincus vers la France.
Désormais, la vie de François de Fossa se déroulera en France. Promu capitaine, il fera un véritable tour de France, achevant sa carrière d'officier en 1844 comme Major. Il retourne une fois en Espagne en 1823-24, lors de la Campagne des Cent mille Fils de Saint-Louis. Il s'est marié en 1825 après la mort de sa sœur et a eu trois enfants. Il est mort à Paris en 1849.
Militaire durant cinquante ans, F. de Fossa était un musicien dans l'âme. Il avait espéré faire carrière dans la musique mais les évènements l'en ont empêché ; il a toujours joué et composé. Haydn de la guitare pour les Madrilènes, il se voulait novateur ; il a adapté pour la guitare des oeuvres de Haydn, Beethoven, Mozart... transcrit des ouvertures d'opéras, et composé nombre d'œuvres personnelles, duos, trios, quatuors...
Oublié puis redécouvert dans les années 1980 par Matanya Ophee, il est aujourd'hui joué dans le monde entier mais reste insuffisamment connu en France. Pourtant, il y a vingt ans, le concertiste F. Ortiz a enregistré un premier CD et de jeunes guitaristes de talent le jouent désormais. On salue son originalité et sa haute technicité. Il fut l'ami de F. Sor le Catalan et surtout du Castillan D. Aguado dont il adapta en français, en l'enrichissant, la Méthode de guitare.

Nicole YRLE 


Matanya Ophee (1932-2017) : une vie pour la musique de guitare

Nombre de personnes de par le monde se souviennent de Matanya Ophee, mais leurs idées diffèrent sur qui il était. Il était actif dans de nombreux domaines et a réussi à en faire tant pour plusieurs personnes.
 
La communauté mondiale des collectionneurs, savants et interprètes de guitare se souvient de Matanya pour sa contribution précieuse à notre connaissance de l'histoire de la guitare, de sa musique et de ses compositeurs. Le prix de leadership industriel 2011 qu'il reçut de la part de la Guitar Foundation of America est éloquent. Il y a tout juste un an, à l'été 2017, il a été distingué Président Honoraire de l'association Les Amis de François de Fossa, qui illumine le compositeur-guitariste dont la notoriété récente s'est imposée grâce à la découverte et aux recherches de Matanya.
D'autres personnes se souviennent de lui en tant que camarade pilote pendant de nombreuses années au sein de la grande compagnie US Airways. Ceux qui vivent depuis longtemps dans sa Jérusalem natale se souviennent peut-être d'un adolescent joyeux vendant des livres en porte à porte dans les années 1940, d'un opérateur de presse à imprimer ou d'un chauffeur de camion 18 roues.
Sa vie fut vraiment extraordinaire. Pilote de combat dans l'armée israélienne, en 1956 il a survécu à la campagne du Sinaï (lors de l'Opération Kadesh). Devenu un guitariste classique, il a développé un talent de chercheur passionné des trésors oubliés des répertoires de guitare européens post-napoléoniens et a créé la société d'éditions de musique de guitare de renommée mondiale – les Éditions Orphée. Il est l'auteur de nombreux articles dans de nombreuses langues et du livre fondamental sur l'histoire de la musique pour guitare. L’homme a appris le russe juste pour avoir lu Le Maître et Marguerite de Mikhail Bulgakov dans sa version originale !
C'est vraiment une chance que Matanya ait réussi à publier son grand livre Essays on Guitar History. Il est fascinant à lire ; c'est une contribution majeure au domaine de la guitare.
La découverte de François de Fossa était l’un de ses projets les plus importants, qu’il chérissait le plus. Il n’y a guère de précédent dans la recherche musicale. Chaque chercheur serait heureux de trouver une composition inconnue ou une lettre d'un compositeur. Mais retrouver un compositeur entièrement méconnu et restaurer sa biographie et son travail créatif est une chance difficile à croire, une combinaison rare de vastes connaissances, de capacités de recherche audacieuses, d'instincts et de trouvailles qui récompense un héros aventureux. Sa curiosité sans bornes l'a amené à Perpignan, où il a découvert l'histoire de la famille de Fossa et la correspondance du compositeur avec sa sœur Thérèse Campagne pendant vingt-sept ans, 300 lettres - une autre chance inouïe. Toutes ses connaissances se sont accumulées parallèlement à des informations sur les éditeurs de musique, aux catalogues de bibliothèques et aux annonces de ventes aux enchères, ainsi qu'à des comparaisons graphologiques d'écrits afin d'identifier le copiste ou le possesseur, des juxtapositions de dates et de lieux de toutes les personnalités de son histoire, etc. Comme il le disait souvent à propos de ses recherches, il souhaitait s'identifier aux objets de ses investigations et se sentir comme s'il avait vécu à côté d'eux. Quoi qu’il en soit, l’étude minutieuse de centaines de livres dans des bibliothèques et des archives musicales du monde entier a permis à Matanya de construire la biographie de De Fossa et de rassembler la quasi-totalité des compositions de De Fossa jamais mentionnées. Matanya les a toutes publiées.
De Fossa, un grand amateur de Luigi Boccherini, a également conduit Matanya Ophee à la révélation de l’œuvre de Luigi Boccherini. Compositeur italien, auteur de nombreuses œuvres belles et populaires, notamment pour guitare, Boccherini était très demandé. Il a réalisé beaucoup d'arrangements de ses œuvres pour différents ensembles instrumentaux et a souvent combiné les mouvements préférés de ses différentes pièces dans de nouveaux cycles musicaux. Ses clients étaient heureux, mais pour ses chercheurs, c’était un sacré défi pour cataloguer ses travaux et comprendre quel mouvement correspond à quelle composition originale. Matanya a également réussi à contribuer à cette recherche. En fouillant dans les archives de Perpignan, Paris et Madrid, il a retracé la correspondance entre Louis Picquot, un collectionneur passionné des manuscrits de Boccherini et des informations sur sa vie, et la marquise de Benavent, l’un de ces nobles ayant commandé divers arrangements à Boccherini.
Fernando Sor – le plus célèbre compositeur français de guitare du XIXe siècle – fut un autre objet de recherche de Matanya. C'était un grand défi. En tant qu'éditeur, Matanya a toujours fourni les informations sur les œuvres qu'il a publiées. Mais il est apparu que les premières éditions de la musique de Sor n’étaient pas toujours claires quant aux dates des compositions, à leur numéro d’opus, à l’identité des dédicataires, aux sources des thèmes musicaux dans les cycles de variations, etc. Parfois, même l’auteur lui-même était douteux. À la recherche de tels détails, Matanya se dévoila beaucoup plus. Comme il le disait souvent, les détails jettent une lumière sur la biographie d'un grand guitariste, et révèlent les problèmes politiques de l’Espagne post-napoléonienne, la saga de l’exil politique de Sor, etc.
Le court séjour de Sor en Russie a amené Matanya à Moscou où légendes et anecdotes locales ont souvent remplacé des éléments d’information. En effet, qui croira aujourd’hui que Ferdinand Sor a été tellement impressionné par le jeu du célèbre guitariste russe Mikhail Vyssotsky, que, par désespoir, il a éclaté sa propre guitare sur le piano à queue.

Fernando Sor
Selon une autre version, il l’a cassée sur la tête de Vyssotsky. Bien sûr, aucune de ces anecdotes n'était vraie. Des sources russes ont attribué à Sor la première utilisation de certains airs russes comme thèmes de variations. Matanya Ophee a révélé que le premier usage devait être attribué au violoniste Bernhard Romberg. Il y avait aussi une sombre forêt d'arrangements. Considérez que les Russes ont joué, et beaucoup jouent encore, une guitare à sept cordes. Cela signifie que tout le répertoire populaire des guitares occidentales pour guitare à six cordes devait être organisé pour la consommation russe. Il n’est donc pas étonnant qu’un autre guitariste russe Andrei Sychra ait arrangé les œuvres de Sor et inversement. Les deux noms apparaissent en tant que compositeurs dans différentes éditions. Qui a plagié qui ?
Et enfin Nikolai Petrovich Makarov (1810-1890), personnage fascinant et figure remarquable de l’histoire de la musique pour guitare. Matanya fut revigoré et apportât ainsi un important chaînon manquant au paysage musical européen du milieu du XIXe siècle. En tant que guitariste, Makarov était désintéressé et un grand passionné, un véritable virtuose, avec une oreille délicate et un goût sensible. Il était passionné par la recherche du meilleur répertoire et des instruments de la meilleure qualité. À un moment donné, après s'être familiarisé avec le monde des guitares européennes et compris qu'il était en train de connaître une certaine stagnation dans la maîtrise du répertoire et de la production d'instruments, il organisa à Bruxelles (1856) un concours international qui fut un évènement très stimulant sur le plan historique. Makarov possédait une merveilleuse collection de guitares des meilleurs maîtres européens et russes. Enfin, il a laissé des mémoires fascinants et très instructifs. Matanya en a fait une traduction améliorée et l'a publiée.
Matanya avec une guitare
russe fabriquée par Eroskin
Matanya a beaucoup réfléchi à la pratique du concert d’aujourd’hui. Il dît que la guitare est un instrument de chambre. Le salon est son environnement naturel. De plus, à son âge d'or, la première moitié du XIXe siècle, la norme était un mélange d'artistes interprètes, alternant souvent instrumentistes et chanteurs. La monotonie peut être surmontée lorsque différents musiciens se mêlent au sein d'un même événement musical. Certes, plus il y a de participants, plus les honoraires sont faibles. Mais cela nous ramène au noble passe-temps d'amateurs éclairés, à l'origine de la musique pour guitare.
Peu de gens savent peut-être que « Ophee » était un pseudonyme qui signifie « Caractère » en hébreu ; il était en effet un homme de caractère. Son véritable amour était la guitare et le choix de son pseudonyme n’était pas sans allusion au mythologique Orphée et à sa lyre dorée, l’ancêtre de la guitare. Matanya, cependant, est son nom d'origine, et cela signifie « donner ». Il a vécu ses noms à merveille, avec dignité, avec amour pour les gens et pour la musique. Matanya aimait citer Blaise Cendrars, dont le petit dicton a changé sa vie : « On n'a pas besoin de beaucoup de talent ni de connaissances. Tout ce qui est requis est un amour pour ce qui est vrai, une curiosité profonde et un sentiment d'être. »

traduit de l'anglais par Jean-Claude Aciman Marina RITZAREV